Les deux disciples d’Emmaüs
Deux amis marchent tristement sur une route déserte. Découragés, désabusés, ils rentrent chez eux. Ils en étaient partis, il y a quelque temps, enthousiasmés par un certain Jésus à la parole de feu et à l’action efficace. Avec lui, c’était la vie, l’espoir, la joie : des aveugles se remettaient à voir, des handicapés du corps ou de l’esprit marchaient légers, des inhibés se sentaient libres, des morts-vivants comme les lépreux reprenaient vie. Bref, des gens se mettaient à vivre debout, car il leur disait : « Lève-toi, prends ton fardeau sur ton dos et marche… Tu peux… Reprends ta place dans la société où tu étais exclu, méprisé, condamné, reprends ta dignité de membre du peuple de Dieu… car c’est le désir de Dieu, c’est ce qu’il veut pour toi et c’est ce que je réalise pour toi en son Nom. » Oui, mais voilà, cela dérangeait. Alors ils l’ont tué : tous « les gens bien intentionnés », les hommes religieux, les hommes de pouvoir, les scribes juifs, les Romains ainsi que les fonctionnaires du temple. C’est fini ! On avait tant espéré ! C’était un monde nouveau à portée de main. C’était le « Royaume de Dieu ». Mais ils l’ont tué…
Or, voilà qu’un troisième homme rejoint les deux voyageurs. On cause… Le troisième homme se fait raconter. Il semble prendre du recul par rapport aux événements. Il parle de la Bible, des Écritures. Il raconte comment Dieu a parlé à son peuple et comment il lui a promis un envoyé, un « Messie », un « Sauveur ». Les deux voyageurs diront plus tard : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant quand il nous parlait des Écritures ? » Rien n’était encore clair, mais cela faisait chaud au cœur. Alors, ils prièrent l’inconnu de rester manger avec eux à l’auberge.
Et voilà qu’au cours du repas, cet inconnu prend du pain, le partage et le leur donne à manger et de même pour la coupe de vin. Stupeur : c’est ce qu’avait fait Jésus avec ses disciples la veille de sa mort, quand il leur a dit : « Prenez, mangez, ceci est mon corps livré pour vous. C’est mon sang versé pour vous et pour la multitude. Cela refaites-le en mémoire de moi. »
C’est donc lui ! Pourtant il était mort sur la croix. Alors, il est vivant. Il est ressuscité. Il n’est pas exactement le même puisqu’on ne l’a pas reconnu tout de suite, mais c’est bien lui : il est vivant, transformé. Nous le reconnaissons. N’avait-il pas dit qu’il reviendrait? Mais voilà qu’il disparaît à leur regard…
Du fin fond du trou noir du désespoir, les voilà saisis d’un nouvel enthousiasme : rien n’est fichu, ce que nous avions espéré n’est pas aux oubliettes de l’histoire ! Alors, demi-tour, ils repartent vers Jérusalem d’où ils viennent. En même temps que leurs pas, ils retournent leurs cœurs : braqués sur le passé et leur triste nostalgie, ils regardent l’avenir, car cette Bonne Nouvelle il faut l’annoncer, il faut clamer qu’Il est vivant.
Sans doute ont-ils médité longuement ce qui s’est passé sur la route en même temps qu’ils le racontaient. Jésus est là vivant, il nous rejoint sur nos routes. Il n’est pas un corps inanimé dans un tombeau ni un objet de vénération dans un reliquaire. Il est un compagnon de voyage sur nos chemins.
Certes, nos yeux ont peine à le reconnaître. Par contre, notre cœur peut le rencontrer quand nous lisons les Écritures, cette Bible qui nous parle de lui et dans laquelle il nous parle. À nous de lire pour qu’il nous fasse comprendre. Et puis, il nous a dit : « Faites ceci en mémoire de moi » pour que nous le rencontrions quand nous évoquons son corps livré, son sang versé. Car c’est pour nous qu’il les a donnés. Et c’est pour nous qu’il veut qu’on refasse ce geste fort. Car il n’a pas fini de se donner ; il n’a pas fini de nous rencontrer sur nos routes.
Inspiration sur le texte
Depuis ces deux voyageurs d’Emmaüs, des millions de chrétiens dans le monde s’expliquent les Écritures et se partagent le pain qu’il leur donne en disant encore : « Ceci et mon corps pour vous. Faites cela en mémoire de moi. »
Les Chrétiens parlent de « sacrement » : un signe qui rend présent une réalité non immédiatement visible aux yeux de chair. Ils se rappellent que les disciples et les autres n’ont pas reconnu Jésus d’emblée comme Marie qui l’a d’abord pris pour le jardinier. La résurrection n’est en effet pas seulement le prolongement de la vie comme avant. C’est une transformation radicale, c’est un changement de côté, un « passage » du côté de la vie de Dieu. Une vie qui n’est plus tributaire des limites humaines. L’Évangile nous l’indique en racontant que Jésus rejoint les disciples au Cénacle alors qu’ils sont enfermés ou encore qu’il disparaît aux yeux des hommes alors même qu’il apparaît aux mêmes yeux éclairés par la foi.
En même temps, les récits insistent pour dire que ce n’est pas un fantôme, c’est bien lui, c’est bien Jésus, ressuscité, vivant autrement mais pourtant le même. Il montre ses plaies à Thomas pour montrer que c’est bien le crucifié qui est ressuscité, il appelle Marie par son prénom pour qu’elle le reconnaisse comme l’ami très cher d’autrefois, il prépare du pain et des poissons sur la plage comme autrefois à la multiplication des pains.
Merveilleuse histoire que celle de ces deux voyageurs qui ne sont jamais arrivés à Emmaüs mais qui ont inauguré une histoire qui n’a pas fini de se renouveler et d’être racontée, réfléchie, méditée. Une histoire de rencontre qui se renouvelle pour tant d’hommes et de femmes qui ne savaient pas que quelqu’un marchait avec eux sur les routes de la vie…
Pourquoi les deux disciples ont-ils pris beaucoup de temps avant de reconnaître le Christ ?
Pourquoi ces deux hommes ont-ils mis si longtemps à te reconnaître Jésus, sur le chemin d’Emmaüs ? Peut-être ne t’ont-ils pas vu d’assez près pendant ta vie terrestre. S’ils ne t’ont pas assez connu, comment peuvent-ils te reconnaître ? Aujourd’hui encore, sans doute, si je ne te fréquente pas d’assez près, si je ne te rencontre pas dans un cœur à cœur, il m’est difficile de reconnaître tous les visages que tu peux prendre dans ma vie.
Mais ces deux disciples t’ont connu, ils t’ont écouté, ils ont espéré en toi. Alors pourquoi tout ce chemin pour te découvrir auprès d’eux ? Parce que leurs yeux sont aveuglés, nous dit l’évangile. Aveuglés ? Ce sont peut-être les larmes qui leur embrument les yeux. En tout cas c’est leur foi qui est dans le brouillard, c’est leur cœur qui est dans le noir. Ils ne te reconnaissent pas, car ils ne sont pas prêts à te découvrir vivant, il leur faudra comprendre beaucoup de choses avant qu’ils puissent te reconnaître au moment où tu partageras le pain.
Tu vas prendre le temps, Seigneur, de les accompagner, eux qui s’éloignent de Jérusalem, qui s’éloignent de la foi, qui n’ont plus d’espoir, qui reviennent à la case départ. Tu vas leur faire relire les Écritures. Leur faire découvrir que du début à la fin le chemin de la vie passe par la mort, que le chemin de la liberté passe par le désert, que le chemin de l’amour passe par le don de soi. Il leur faudra du temps pour que leurs yeux s’ouvrent, pour qu’ils comprennent que toi-même, le sauveur, devais prendre ce chemin pour le faire traverser à l’homme.
Leurs yeux vont s’ouvrir au moment de la fraction du pain. Combien de temps me faudra-t-il, Seigneur, pour te reconnaître lorsque tu me donnes, dans l’eucharistie, ton corps livré par amour ?